« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible »

Cette citation de David Rousset mise par Hannah Arendt en exergue de son ouvrage « Le système totalitaire » acquiert une résonance toute d’actualité.

Cela a commencé avec le 24 février 2022 : quelle personne « normale » pouvait croire en la possibilité d’une invasion de l’Ukraine par la Russie ? Et depuis, cela n’a pas cessé. Le monde raisonnable, ahuri, a regardé un dictateur poursuivre la destruction d’un pays voisin qui ne représentait, aux yeux de tout individu rationnel, aucune menace. C’était que l’on n’avait peut-être pas assez pris garde que le régime patiemment mis en place par Vladimir Poutine, s’il ne peut être qualifié de totalitaire au sens des critères communément admis, avait néanmoins acquis les caractéristiques d’un système dictatorial proto-totalitaire et qu’en conséquence, la logique des gens normaux n’y avait pas cours. Continuer la lecture

Triple menace

Les pays européens sont aujourd’hui confrontés à une triple menace. Une agression armée qui rappelle celle qu’ils ont subie il y a 75 ans de la part de l’Allemagne nazie, (les fondements idéologiques du nazisme et ceux du poutinisme sont certes différents, mais les méthodes sont très similaires). Une menace interne sur la stabilité des régimes démocratiques de la part de partis et groupes dont l’influence et l’emprise vont croissantes dans un certain nombre de pays  (lorsqu’ils ne sont pas déjà au pouvoir). Et, désormais, une menace multiforme de la part du pays allié même qui était, jusqu’à présent, considéré comme le pilier le plus solide du système de sécurité collective de l’après-guerre. Chacune des menaces réclame un traitement spécifique, aucune n’est moins dangereuse que les autres. Elles ont toutefois un point commun : le rejet des normes juridiques communément admises dans les démocraties et de la prévalence de l’État de droit. Continuer la lecture

Ukraine, un accord est-il possible ?

Dans quel état est la Russie ? Loin du rêve, et de l’objectif de restaurer à la Russie une grandeur mythique et largement fantasmée, de modifier  l’architecture de sécurité européenne selon ses vues et de bouleverser l’ordre mondial, Poutine a réussi le tour de force de ruiner son économie, de réveiller et de consolider une OTAN honnie, accusée d’être responsable de tous les maux de la Russie, et d’essuyer au bout de trois ans un échec militaire de plus en plus flagrant, au prix de pertes humaines considérables, dans un pays déjà en proie à un problème démographique sérieux et qui n’a rien de conjoncturel.

Un accord sur quoi ? Si l’on s’en tient à ce que l’on croit savoir des propositions américaines, il s’agirait d’établir un cessez le feu sur la base de la ligne de front, puis d’assurer une sorte de service après-vente dont les Américains ne seraient pas partie prenante. Ceci supposerait la mise en place, sous une forme ou une autre, d’une force de maintien de la paix que les occidentaux, et Européens en premiers, seraient invités à fournir et dont les Russes, du reste, ne veulent pas entendre parler.

L’idée même de fixer une ligne de cesser le feu pose problème. Continuer la lecture

Fin de partie

Quatre années d’une présidence trumpiste absurde s’achèvent sur une défaite totale. Un parti républicain dévoyé a perdu non seulement la présidence, mais encore le contrôle du Congrès, donnant ainsi au nouveau président démocrate une certaine latitude pour mettre en œuvre son programme. Ce retour à un fonctionnement démocratique des institutions malmenées par Donald Trump ne doit pas toutefois s’analyser comme un simple retour à la normale, il s’accompagne en parallèle d’une nouvelle dynamique politique dont on a vu l’expression avec l’envahissement du Capitole par des manifestants ouvertement encouragés par un président largement battu refusant le verdict des urnes. La présidence Trump n’a pas créé ces forces obscures que l’on a vu prendre d’assaut le Capitole, mais en cautionnant de manière répétée les actions même des plus extrémistes, il leur a fourni une légitimation qui les autorise, pensent-ils, à revendiquer une place incontournable et pérenne dans la vie politique américaine. Son successeur est probablement le mieux placé aujourd’hui pour conduire une présidence réparatrice, mais le chaos dont il hérite ne lui facilitera pas la tâche.
Pour les Européens, et les Français en particulier, il serait malvenu, et dangereux, de se laisser aller à une maligne Shadenfreude Continuer la lecture

Clinton – Trump, troisième débat. “I will keep you in suspense”

Le troisième et dernier débat présidentiel n’a pas appris grand-chose de nouveau sur les candidats. Nettement plus maîtrisé pendant la première demi-heure que lors des deux précédents débats, lorsqu’ont été abordés les thèmes de la cour suprême, du second amendement et de l’immigration, Donald Trump a fait du Trump durant l’heure suivante. Eludant les questions directes du modérateur qui avait parfois peine à se faire entendre, sautant du coq à l’âne, interrompant sans cesse son adversaire (37 fois contre 5 pour Hillary Clinton selon le comptage), se cantonnant à des affirmations générales ou à des mises en cause non argumentées de son adversaire (notamment sur l’économie et la politique étrangère), Trump a conforté son image déjà désastreuse d’agitateur désordonné nullement taillé pour endosser les habits d’un président.

“I will keep you in suspense”
En refusant, comme la tradition politique américaine le veut, de dire s’il accepterait, le cas échéant, la victoire de son adversaire au soir de l’élection, Donald Trump a, sans aucun doute, commis une erreur majeure. Continuer la lecture

Bob Dylan et le Nobel – A true Poet

Il fallait s’y attendre, l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan n’a pas fait que des heureux. Saluée par beaucoup, et non des moindres, il s’est bien entendu trouvé le concert des pleureuses habituelles pour se lamenter que le choix du jury se soit porté sur un candidat aussi indigne à leurs yeux. Au-delà des jérémiades qui laissent souvent transpirer une envie verte, que valent les regrets des littérateurs (avec un grand L), des critiques littéraires et des éditeurs ? Pas grand-chose, ou plutôt si : d’être révélateurs de l’aliénation de nombre de professionnels de la culture, d’avec ce qui est la vraie nature de la littérature, dont la poésie – l’a-t-on oublié ? – est la mère.
Bob Dylan est un poète, et un grand. Continuer la lecture

Second débat affligeant

Le deuxième débat entre les deux candidats à l’élection présidentielle américaine a confirmé ce que l’on avait pu constater lors du premier : Hillary Clinton a largement dominé son adversaire et Donald Trump, empêtré dans les polémiques d’une semaine calamiteuse, a fait preuve, une fois de plus, d’une agressivité confuse et a affiché une ignorance patente des affaires publiques. Alors que la presse française tente curieusement de présenter ce débat comme une espèce de match nul, la presse américaine, à l’exclusion de quelques sites ultra conservateurs, considère unanimement que Clinton a gardé son avantage. Tout comme après le premier débat, il est douteux que Donald Trump ait gagné quelques électeurs, en revanche, s’il conserve sans aucun doute un socle électoral qui lui reste acquis quoi qu’il fasse et quoi qu’il dise, il semble que ce socle tende à s’éroder. Les défections se multiplient parmi les soutiens qui lui restaient au sein du parti républicain et ses incartades vont jusqu’à semer le doute dans l’esprit de son colistier qui n’a pas dû apprécier que le candidat fasse état, devant des millions d’auditeurs, de leurs désaccords sur des questions importantes.
On ne sait si ce débat a été le pire de toute l’histoire américaine, comme l’a soutenu un commentateur, mais il a été certainement affligeant. Continuer la lecture

De l’utilité des débats

Le débat a eu lieu et s’il s’agissait de faire apparaître lequel des deux candidats présente, au moins à première vue, les qualités requises pour diriger un grand pays, la réponse a été très claire : il n’y en avait qu’un(e) seul(e) sur le plateau, Clinton.
Brouillon et confus, se maîtrisant difficilement, Trump a été pris à diverses reprises en flagrant délit de mensonge et, encore plus grave pour un homme politique, il s’est montré incapable en 90 minutes, d’articuler ne serait-ce qu’un embryon de programme. Une fois l’annonce répétée de réductions massives d’impôts pour les plus riches, et après avoir accusé le monde entier de « voler les jobs » des américains, il n’est guère sorti de son cas personnel et de ses succès d’homme d’affaires, n’hésitant pas à se féliciter d’avoir été suffisamment intelligent pour éviter de payer des impôts. En comparaison, Hilary Clinton a pu développer une vision et un programme, auxquels on n’est pas obligé d’adhérer, mais qui ont le mérite d’exister et d’avoir l’ambition de répondre de manière concrète à des enjeux réels. Et surtout, contrairement à son adversaire, elle donnait l’impression de savoir de quoi elle parlait. Continuer la lecture

Cuba au pied du mur

L’annonce par le président Obama de la normalisation prochaine des relations entre les Etats-Unis et Cuba ferme une parenthèse de cinquante-trois ans et ouvre la voie au rétablissement de relations diplomatiques, économiques et humaines entre les deux pays.

Cette décision est le résultat d’un constat d’échec, clairement formulé par Barak Obama, de la politique d’isolement et d’embargo imposée par les gouvernements américains successifs depuis la victoire de la révolution cubaine. Du simple fait que Fidel Castro et son régime aient pu survivre, en dépit des vicissitudes, à onze présidents américains successifs, on pouvait s’en douter. Mais encore fallait-il que le président actuel le dise tout haut et en tire les conséquences pratiques. En politique, les décisions les plus évidentes ne sont pas toujours les plus faciles à prendre, celle-ci est bien un geste courageux qui mérite d’être salué. Continuer la lecture

Relire Huntington

A la fin de son ouvrage « The Clash of Civilizations », Samuel Huntington avait tenté d’imaginer ce qui pourrait déclencher une guerre mondiale à notre époque. Tout en soulignant bien les limites de l’exercice, il avait imaginé un enchaînement de situations dans lesquelles les Etats-Unis pourraient être entraînés dans un conflit majeur avec la Chine, provoquant une déstabilisation générale de l’équilibre international. Partant du constat que les relations entre le Vietnam et son grand voisin, qui sont historiquement empreintes de méfiance, avaient à diverses reprises débouché sur des conflits armés violents au cours des années récentes, Huntington décrivait, afin d’avertir du danger, comment un énième conflit frontalier entre la Chine et le Vietnam pourrait entraîner les Etats-Unis et le reste du monde dans un conflit majeur, si ces derniers s’aviser de soutenir le Vietnam dans ce qui, au départ, pouvait être analysé comme une simple crise régionale.

 En 1996, date de parution de l’ouvrage, le souvenir de la guerre du Vietnam était encore récent et les relations avec Hanoï se résumant à une politique d’embargo, cet exercice de prospective pouvait paraître très théorique. Aujourd’hui on apprend, sans tambour ni trompette, que les Etats-Unis vont, pour la première fois depuis des décennies, vendre du matériel militaire au Vietnam afin de renforcer sa sécurité maritime. A part les pirates thaïlandais, on ne voit guère qu’un seul pays qui soit susceptible de troubler la paix de ces eaux par ses ambitions hégémoniques.

Certes, les acteurs de ce théâtre ne sont ni des amateurs, ni des naïfs et on devrait pouvoir leur faire crédit d’être conscients des enjeux comme des risques. Il n’en reste pas moins que toute modification, si légère soit elle en apparence, d’équilibres précaires  sur une ligne de fracture vive est hasardeuse si elle ne s’accompagne pas d’une claire connaissance mutuelle  des intentions des uns et des autres, au risque de mettre le doigt dans un engrenage fatal.

Raison de plus pour relire Huntington.