La scène du balcon
Au lendemain de la réélection du président Obama, Julian Assange a cru bon de sortir de son silence forcé pour déclarer qu’il n’y avait pas lieu de célébrer la victoire du candidat démocrate qui n’était qu’un « loup déguisé en agneau » et que c’était bien là le problème car, en dépit de son apparence sympathique, le nouveau président ne mettrait pas un terme aux attaques de l’administration américaine contre Wikileaks, bien au contraire.
Avec cette déclaration à contre-courant le porte-parole de Wikikeaks tentait de se rappeler à notre souvenir. Julian Assange est un communicant, c’est bien cette qualité qui l’a rendu célèbre. Il doit son existence d’homme public à cette qualité et il a toujours su soigner la mise en scène de ses interventions. En cela, sa prestation londonienne du dimanche 19 juillet 2012 avait été impeccable. Tous les bons ingrédients y étaient. Suspense pendant 48 heures (va-t-il parler, où, que va-t-il dire ?), longue attente sur place d’un public acquis (ce n’est pourtant pas la distance qui séparait sa chambre du balcon qui pouvait justifier presque une demie heure de retard sur l’horaire finalement prévu), sobriété et dépouillement à l’extrême du jeu de l’acteur dans le rôle du justicier harcelé par les forces du mal.
Le choix du balcon n’était d’ailleurs pas anodin. Les balcons ont souvent été des instruments privilégiés par des personnages charismatiques pour communiquer directement avec le peuple des citoyens, des fidèles ou avec le pays profond. Sans intermédiaires, les yeux dans les yeux. Grâce à la magie moderne de la télévision et d’internet, l’audience relativement modeste de Hans Crescent s’est élargie au monde entier.
Du fond de sa solitude tragique Julian Assange interpelait alors directement le président le plus puissant de la planète pour lui enjoindre de revenir à la raison et de retrouver les idéaux fondateurs de la révolution américaine. Amalgamant des situations qui n’ont que des points communs assez vagues, il appelait à une levée en masse pour défendre la liberté d’expression qui, à l’en croire, serait tout particulièrement menacée par des Etats bien connus pour leurs tendances totalitaires comme les Etats-Unis, la Grande-Bretagne ou la Suède.
On avait du mal à s’en convaincre, mais Julian Assange y croit. Cet homme dont les principales qualités ne sont ni la souplesse ni l’humour, a investi avec une rigidité croissante le rôle de l’imprécateur promis au bûcher parce qu’il dénonce les complots des méchants puissants. Et tant pis si dans ce combat il est peu regardant sur le choix des moyens et de ses alliés, étant réduit à recourir au soutien de gouvernements, d’Amérique centrale notamment, dont le bilan en matière de droit de l’homme et de liberté d’expression est fort peu présentable.
Et maintenant ?
Wikileaks, qui existe depuis 2006 et ne doit pas tout à Julian Assange, s’était lancé il y a deux ans dans ce qui devait être la plus gigantesque entreprise de mise à nu des pratiques non démocratiques de la diplomatie américaine au premier chef, mais aussi des pratiques occultes des gouvernements d’une manière générale, censés s’entendre entre eux sur le dos des citoyens. Les médias s’étaient alors précipités sur les quelque 250 000 télégrammes diplomatiques en espérant y trouver des révélations juteuses, certains comme Le Monde et d’autres organes de presse respectables, s’efforçant de donner une présentation « responsable » à ce déballage en publiant seulement des analyses sur la base de sélection de documents. Les autorités américaines et la plupart des gouvernements avaient, de leur côté, condamné cet acte de piraterie et déploré ses potentielles conséquences négatives sur la conduite des affaires internationales.
Au bout de quelques mois, l’enthousiasme initial des uns et les inquiétudes des autres ont fait place à une grande indifférence.
Qu’ont révélé en effet les plus substantiels de ces documents qui, au demeurant, sont d’un niveau de confidentialité relativement modeste ? Pas grand-chose que l’on ne savait déjà. On constate sans surprise à leur lecture que les analyses des fonctionnaires américains sont sérieuses, documentées, plutôt mesurées, et qu’elles pourraient, la plupart, avoir été écrites par des diplomates français, allemands ou britanniques. Les portraits au vitriol et souvent humoristiques de certains dirigeants sont plutôt à porter au crédit de leurs auteurs. Le champ d’observation est large et l’insistance plus ou moins marquée sur certains sujets, illustre simplement l’échelle des priorités américaines selon le pays ou la région.
La principale conséquence immédiate de la publication des télégrammes diplomatiques aura été la mutation de quelques ambassadeurs américains, coupables, dans la plupart des cas, ironie suprême, d’avoir dénoncé dans leur correspondance les dérives ou la corruption de certains dirigeants locaux. Comme, par exemple, l’ex-ambassadeur des Etats-Unis en Equateur, Mme Hodges, qui avait dû quitter Quito en avril 2011 après avoir été déclarée persona non grata par les autorités équatoriennes. Son tort avait été de signer en juillet 2009 un télégramme divulgué par Wikileaks puis publié dans le quotidien espagnol El Pais, dans lequel elle affirmait que le président Rafael Correa avait nommé en 2008 un certain Jaime Hurtado chef de la police, malgré les présomptions de corruption qui pesaient sur lui.
De par le monde, quelques interlocuteurs trop bavards des ambassades américaines ont sans doute été depuis réduits au silence, mais pour le reste, les relations internationales n’auront pas été bouleversées et les citoyens n’auront pas appris grand-chose que la lecture raisonnée de la presse ne leur aurait déjà appris.
Entre temps, les médias sont passés à d’autres sujets, le Foreign Office et la justice britannique campent avec sérénité sur leurs positions et Julian Assange, dont la croisade s’est perdue dans les sables et dont le balcon ne donne plus que sur un square désert, risque de tourner encore longtemps en rond dans son réduit équatorien.