Quatre années d’une présidence trumpiste absurde s’achèvent sur une défaite totale. Un parti républicain dévoyé a perdu non seulement la présidence, mais encore le contrôle du Congrès, donnant ainsi au nouveau président démocrate une certaine latitude pour mettre en œuvre son programme. Ce retour à un fonctionnement démocratique des institutions malmenées par Donald Trump ne doit pas toutefois s’analyser comme un simple retour à la normale, il s’accompagne en parallèle d’une nouvelle dynamique politique dont on a vu l’expression avec l’envahissement du Capitole par des manifestants ouvertement encouragés par un président largement battu refusant le verdict des urnes. La présidence Trump n’a pas créé ces forces obscures que l’on a vu prendre d’assaut le Capitole, mais en cautionnant de manière répétée les actions même des plus extrémistes, il leur a fourni une légitimation qui les autorise, pensent-ils, à revendiquer une place incontournable et pérenne dans la vie politique américaine. Son successeur est probablement le mieux placé aujourd’hui pour conduire une présidence réparatrice, mais le chaos dont il hérite ne lui facilitera pas la tâche.
Pour les Européens, et les Français en particulier, il serait malvenu, et dangereux, de se laisser aller à une maligne Shadenfreude et de se réjouir de voir la démocratie américaine ainsi humiliée, et ce pays, si souvent enclin à donner des leçons aux autres, empêtré dans un épisode digne d’une « république bananière », selon les propres termes de Georges W. Bush.
Ce qui s’est passé hier n’est pas un simple problème sécuritaire, même si l’absence d’anticipation, la lenteur de la réaction des forces de l’ordre et la faiblesse des moyens mis en œuvre pour mettre hors d’état de nuire les manifestants soulèvent des questions. Un tabou a été renversé. Les tabous n’appartiennent pas seulement au champ religieux ou moral. Ils ont leur place dans le champ politique et concourent à la cohésion du corps social. La « prise » du Capitole par ce que l’on peut clairement appeler des factieux, pas si nombreux d’ailleurs, a une portée symbolique qui dépasse le seul événement. C’est une attaque sans exemple contre le monument qui est à la fois le symbole et la concrétisation de l’Union américaine. Cette désacralisation du lieu n’a d’autre précédent que l’incendie du Capitole par les troupes anglaises en 1812. Donner à voir au monde entier le drapeau confédéré flotter dans le centre de la démocratie américaine, des miliciens parader en bande dans les couloirs, se vautrant dans le bureau de la Speaker de la chambre ou arrachant ici et là des souvenirs, tandis que les élus du peuple se cachaient tant bien que mal, a bien le sens, recherché du reste, d’une profanation.
On aurait tort de croire également que ce qui s’est passé ne concerne que les États-Unis. Certes, dans ce pays prospère toute une variété de fondamentalismes religieux ou libertariens, aussi pittoresques qu’inquiétants, qui constituent un terreau propice à tous les excès. Mais le mal est universel et menace les démocraties les plus établies. Il peut prendre des avatars divers, mouvements anti masques, anti vaccins, gilets jaunes, black blocks ou autres, mais même se parant tous d’une caricature de démocratie, ceux-ci ne sont rien d’autre que la contestation violente de la légitimé des institutions et des mécanismes de représentation. Elle se nourrit de l’irrationnel, de suspicion systématique de toute démarche scientifique, pratique l’anathème et le mensonge et s’auto entretient dans une culture de groupe qui exclut le dialogue et privilégie un entre soi auto justificateur. Marginale en temps ordinaires, cette contestation bénéficie de l’effet multiplicateur des réseaux sociaux et de l’information instantanée, et n’est pas toujours combattue comme elle le devrait par les responsables politiques, universitaires et médiatiques, quand elle n’est pas ouvertement encouragée, comme on l’a vu, par le président lui-même aux États-Unis, ou par des fractions de la classe politique en France, extrêmes droites et gauches confondues.
Le caractère symbolique de l’attaque contre le Capitole à Washington doit résonner comme un signal d’alarme. Il est temps de ne plus tolérer la mise en chaos des systèmes démocratiques sous prétexte de liberté d’expression. La liberté d’expression, qui, faut-il le rappeler, n’est concrètement véritablement garantie que dans les régimes dénigrés par les contestataires, n’a de sens que dans un dialogue rationnel. En dehors, elle risque de se réduire à des échanges d’invectives et à terme, au conflit ouvert. Le combat à mener contre l’outrance, la désinformation et le mépris de la vérité est autant intellectuel que politique. La responsabilité de tous ceux qui font profession de réfléchir, d’instruire et d’informer est ici aussi décisive que la responsabilité de ceux qui ont été élus pour agir en notre nom.