« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible »

Cette citation de David Rousset mise par Hannah Arendt en exergue de son ouvrage « Le système totalitaire » acquiert une résonance toute d’actualité.

Cela a commencé avec le 24 février 2022 : quelle personne « normale » pouvait croire en la possibilité d’une invasion de l’Ukraine par la Russie ? Et depuis, cela n’a pas cessé. Le monde raisonnable, ahuri, a regardé un dictateur poursuivre la destruction d’un pays voisin qui ne représentait, aux yeux de tout individu rationnel, aucune menace. C’était que l’on n’avait peut-être pas assez pris garde que le régime patiemment mis en place par Vladimir Poutine, s’il ne peut être qualifié de totalitaire au sens des critères communément admis, avait néanmoins acquis les caractéristiques d’un système dictatorial proto-totalitaire et qu’en conséquence, la logique des gens normaux n’y avait pas cours. L’éradication quasi-totale de toute opposition ou voix dissidente, par la voie judiciaire ou physique, les épidémies de « suicides » jusque dans les cercles proches du pouvoir, une fabrique permanente de mensonges puissamment relayés par des medias tous acquis au pouvoir, semblent avoir anesthésié un peuple qui, déjà, n’avait guère été habitué à cultiver la critique après soixante-dix ans de pouvoir soviétique. Dans ces conditions comment distinguer le vrai du faux, le fait de la fiction ? Il était dès lors facile de vendre à son peuple et au monde, qu’une simple « opération spéciale », était lancée pour protéger des russophones opprimés par le gouvernement du pays voisin prétendument nazi. L’analyse des discours de Poutine aurait dû éclairer sur ses intentions et sur la nature de l’exercice du pouvoir tel qu’il le conçoit. La relecture des discours d’Hitler dans la période précédant la crise des Sudètes, puis à la veille de l’invasion de la Pologne, aurait dû alerter sur la similitude frappante des arguments employés alors par le Führer, comme actuellement par le président russe, pour justifier les actes à venir. Lorsqu’un régime s’est affranchi à ce point des normes démocratiques à l’intérieur, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il se conduise suivant les normes établies et reconnues dans les relations internationales. Mais pour les gens « normaux », responsables politiques ou simples citoyens, qui vivent dans des sociétés dans lesquelles on s’efforce tant bien que mal de vivre et d’agir suivant des règles de droit communément admises, il est difficile d’admettre qu’une autre partie du monde vit et pense dans une réalité parallèle.

Ce constat ne vaut malheureusement pas seulement pour le cas russe. La réélection de Donald Trump à la présidence des États-Unis et la pluie de décisions brutales et souvent contradictoires qui ont suivi, ont provoqué, particulièrement dans les pays traditionnellement alliés des États-Unis, une sidération générée par l’incrédulité devant un comportement totalement inattendu de la part d’un partenaire jusqu’ici considéré plutôt comme un pôle d’équilibre dans les relations internationales. La liste des violations des règles de conduite prévalant dans les rapports entre États s’allonge chaque jour. Ce qui est véritablement en cause n’est pas le fait que les relations entre les États-Unis et le reste du monde tiennent compte des rapports de force ; d’une manière ou d’une autre, les rapports de force ont toujours été à l’arrière-plan des relations internationales, tempérés toutefois par des codes de conduite, des systèmes d’accords et la coopération au sein des institutions internationales. C’est plutôt le fait que désormais, de manière ouverte et revendiquée, la brutalité soit érigée en principe quasi unique régissant les rapports entre les États.

Cette nouvelle pratique des relations internationales n’est pas seulement la fantaisie d’un personnage narcissique, brutal, égocentrique et principalement guidé par son intérêt personnel. Donald Trump n’est pas à proprement parler un idéologue, mais, esprit aux idées simples, il sait utiliser ceux qui ont construit un agenda idéologique plus structuré, comme l’Heritage Foundation qui a produit  le catalogue de mesures ultra conservatrices « Project 2025 », ou  un agité comme Elon Musk doté de pouvoirs extravagants. Cette pratique est la manifestation extérieure d’une nouvelle révolution conservatrice au plan national, bien plus radicale que celle des années quatre-vingt. Poussant la logique de celle-ci jusqu’à l’extrême, c’est une offensive sur à peu près toutes les avancées des soixante dernières années en matière de droits sociaux et politiques à laquelle se livrent Donald Trump et, de façon très personnelle, Elon Musk, que l’on ne sait pas bien placer dans l’architecture du nouveau pouvoir, mais qui incarne à lui seul la quintessence d’une pensée libertarienne et d’une nouvelle classe d’oligarques à l’américaine. La différence est que, cette fois, ce qui est à l’œuvre, c’est la destruction systématique des contre-pouvoirs qui sont au fondement même de la démocratie américaine : mise au pas d’un Congrès qui n’ose plus exercer ses prérogatives, attaques répétées contre les juges et les juridictions, élimination de toute institution pouvant exercer un contrôle du pouvoir et des abus, et même, sous prétexte d’efficacité, démantèlement de pans entiers de l’administration soupçonnés d’œuvrer dans l’ombre d’un « État profond » à un agenda inavouable. Ce n’est certes pas encore la marche vers le totalitarisme : en usant de leurs droits civiques les électeurs américains peuvent encore mettre le holà à ces dérives, mais c’est certainement une tentative de mise en place d’un pouvoir despotique, allergique à toute forme de critique et d’opposition, voire même de pensée dissidente.

Là encore, quel observateur « normal » aurait cru possible qu’un tel phénomène surgirait du sein de la démocratie américaine ? Cela doit inciter à se répéter que, oui, « tout est possible » et à se préparer à en reconnaître ici et partout les signaux prémonitoires afin d’en prévenir l’apparition tant qu’il est encore temps.