Il fallait s’y attendre, l’attribution du prix Nobel de littérature à Bob Dylan n’a pas fait que des heureux. Saluée par beaucoup, et non des moindres, il s’est bien entendu trouvé le concert des pleureuses habituelles pour se lamenter que le choix du jury se soit porté sur un candidat aussi indigne à leurs yeux. Au-delà des jérémiades qui laissent souvent transpirer une envie verte, que valent les regrets des littérateurs (avec un grand L), des critiques littéraires et des éditeurs ? Pas grand-chose, ou plutôt si : d’être révélateurs de l’aliénation de nombre de professionnels de la culture, d’avec ce qui est la vraie nature de la littérature, dont la poésie – l’a-t-on oublié ? – est la mère.
Bob Dylan est un poète, et un grand. Il a inspiré plusieurs générations et ses textes, car ce sont bien des textes, comptent les pages les plus fortes, les plus émouvantes et les plus inspirantes qui aient été écrites durant ce dernier demi-siècle. Très divers dans leur inspiration et leur forme, ils vont du simple au plus complexe, puisant largement et avec bonheur dans l’héritage littéraire et religieux tant européen qu’américain. Contrairement à une littérature poussiéreuse et nombriliste que couronnent régulièrement les prix littéraires et que discutent gravement les critiques, la poésie de Dylan nous parle sans détour, évidente et brutale lorsqu’il aborde des thèmes politiques et sociaux, riche et subtilement stimulante dans les textes moins immédiatement accessibles. Elle n’a laissé personne indifférent et aucun de ceux qui l’ont écoutée n’en est resté inchangé.
Parce que, bien sûr, ils s’écoutent ces poèmes ! Comme se sont écoutés pendant des millénaires les poèmes des aèdes, des bardes et des griots. Et en musique ! Alors dans le cœur des pleureuses, on en voit qui tordent le nez : « a folk singer !! » quelle horreur ! On peut remercier Salman Rushdie, à qui nul ne contestera la qualité de littérateur, d’avoir rappelé avec force que poésie et musique sont intimement liées, aux origines comme aujourd’hui.
Les réactions à l’annonce du prix font apparaître crûment les obsessions et les errements du monde littéraire d’aujourd’hui. Arcbouté sur un modèle de littérature relativement récent, celui du couple romancier/éditeur né au XIXème siècle, la plupart des critiques et éditeurs refusent d’accepter que le monde a changé et les modes d’expression en même temps. Mais ce qui fait l’essence de la littérature, qu’elle soit sous une forme poétique ou romanesque, c’est-à-dire le besoin d’exprimer ses angoisses, sa douleur, ses joies et ses colères, et de les communiquer, ce besoin traverse les siècles et emprunte au fil du temps des formes changeantes. Pourtant totalement immergé dans son époque et vibrant avec elle, Bob Dylan a œuvré dans la continuité des poètes passés auxquels il a emprunté et auxquels il a bien rendu.
Son œuvre est profondément et intimement américaine mais aussi infiniment universelle. Elle touche et émeut au-delà des frontières, ce qui est bien la marque d’un grand auteur.
Ce ne sont pas seulement les fans du chanteur qui peuvent se réjouir mais tous ceux qui croient en la force et en la vitalité de la création littéraire qui, quoiqu’en disent les esprits chagrins et peu imaginatifs, est bien vivante et prospère là où on ne l’attend pas forcément. Dans le passé, le jury du prix Nobel n’a pas toujours fait preuve d’un discernement infaillible, mais cette fois, merci !