« Le village de Lazarivka et ses environs »

Retour sur une nouvelle de Kourkov

Dans cette courte nouvelle de moins de vingt pages, dont le titre trompeur a des allures de guide touristique, l’auteur prend prétexte de la description du village dans lequel il a acquis quelques années auparavant une résidence secondaire pour, en fait, retracer de manière métaphorique l’histoire et la situation de l’Ukraine et de son peuple.

Le village, Lazarivka est au départ totalement inconnu de l’auteur, comme ses alentours qui représentent une Ukraine profonde, ignorée. En découvrant ce lieu au détour d’annonces immobilières, l’auteur, habitant de la capitale, fait connaissance avec un endroit en apparence modeste, mais qui dévoile peu à peu  la diversité et la richesse de son histoire et de ses habitants.  C’est tout d’abord un havre de paix, un lieu chaleureux où l’on peut se ressourcer et retrouver ses racines. C’est une terre anciennement peuplée, comme le révèle à l’auteur son ami  Vitia Iouskov, par une population plus ou moins mythique (les Drevlianes, « Hommes des arbres ») enracinée à cette terre par leur nom même. Bien au-delà de ses seules qualités pittoresques (lac, rivière, petits pavillons), elle se révèle rapidement comme une terre d’accueil et de solidarité : le village a accueilli les déplacés de Tchernobyl, puis plus récemment les réfugiés du Donbass de 2014 et de 2022.

Lazarivka est bien utilisé comme symbole de l’histoire de l’Ukraine. L’évolution du village qui part de l’état de communauté déclinante, sur le point de disparaitre dans les années quatre-vingt, pour renaître de manière inattendue en accueillant plusieurs vagues de populations déplacées, représente la renaissance de la nation Ukrainienne, menacée de disparition dans le passé, mais qui a pu survivre et se reconstituer au travers des épreuves traversées, à la fois à la faveur des circonstances, mais aussi en raison de ses qualités intrinsèques.

Le lieu est chargé d’histoire et réunit un certain nombre de caractéristiques symboliques de l’histoire ukrainienne. L’auteur apprend ainsi que c’est la patrie d’Ivan Ohienko, linguiste et  acteur religieux. La personnalité et le parcours d’Ohienko, en soi, sont éminemment significatifs. Linguiste, ministre de l’éducation dans le gouvernement de la première république ukrainienne, également personnalité religieuse de premier plan fermement attaché à l’Église orthodoxe ukrainienne, il est représentatif de l’importance de la question de la langue et de l’instruction dans la survie et la renaissance de la nation. C’est un lieu qui révèle également la diversité de son peuplement et la complexité de l‘histoire du pays. À proximité sont les restes d’un village autrefois habité par des Allemands, déportés sous Staline, un peu plus loin un village qui a la particularité d’être peuplé de catholiques, un autre était autre fois polonais, rappelant que cette région faisait partie de la Pologne.

Tout est Histoire. Les rues portent le nom de poètes (la maison de l’auteur est rue Chevtchenko) ou d’historiens, comme, ainsi que le note Kourkov « pour que les habitants aient une perception littéraire de la vie, et une attitude positive à l’égard du monde environnant ». La période soviétique est d’ailleurs loin d’être occultée. Il en reste notamment dans le village une école imposante et le « tractoriste » sympathique avec lequel l’auteur se lie d’amitié est à lui seul toute une représentation du héros soviétique type. Celui-ci, au travers de sa passion de chasseur de trésor qui lui fait parcourir la campagne armé de son détecteur de métaux, participe à la mise au jour de l’histoire et de ses traces enfouies dans le sol. Le récit n’aborde pas l’actualité du conflit, mais la guerre est en filigrane tout au long du texte (les réfugiés, le cimetière qui a échappé au passage des chars russes, l’exil volontaire de l’auteur qui a quitté Lazarivka, mais qui en garde la nostalgie et la conviction d’y revenir un jour). La nouvelle se conclut sur la conviction que l’Ukraine, à l’image du village de Lazarivka, continuera comme par le passé de résister à toutes les tentatives d’imposition par la Russie d’une « matrice de sa monarchie dégénérée ». Et ce n’est pas une des moindres singularités de la réalité ukrainienne que ces mots aient été écrits par un écrivain ukrainien, mais de langue russe.

En quelques pages, cette nouvelle apporte une réponse  aux discours négationnistes poutiniens qui dénient toute existence à l’Ukraine, à la nation ukrainienne, à la langue ukrainienne. Si, avant 2014, certains pouvaient encore argumenter sur la nature et la réalité de l’identité du peuple d’Ukraine, au bout de trois ans de guerre et de résistance à une agression d’une violence extrême, dans un contexte militaire et politique très peu favorable, la nation ukrainienne opéré une cristallisation qui exclut tout retour en arrière. Nul ne peut aujourd’hui augurer de ce que sera l’issue du conflit, mais même si l’Ukraine n’en sort pas indemne, elle est d’ores et déjà perdue pour le « Monde russe » tel que fantasmé par Poutine et ses idéologues.

Andreï Kourkov né en 1961 en Union soviétique, a vécu principalement en Ukraine. Il est parmi les écrivains ukrainiens les plus connus à l’étranger. Il écrit en russe.

« Le village de Lazarivka et ses environs », nouvelle publiée dans le recueil « Hommage à l’Ukraine », p. 263-282, Stock, 2022, sous la direction d’Iryna Dmytrychyn et Emmanuel Ruben.

« Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible »

Cette citation de David Rousset mise par Hannah Arendt en exergue de son ouvrage « Le système totalitaire » acquiert une résonance toute d’actualité.

Cela a commencé avec le 24 février 2022 : quelle personne « normale » pouvait croire en la possibilité d’une invasion de l’Ukraine par la Russie ? Et depuis, cela n’a pas cessé. Le monde raisonnable, ahuri, a regardé un dictateur poursuivre la destruction d’un pays voisin qui ne représentait, aux yeux de tout individu rationnel, aucune menace. C’était que l’on n’avait peut-être pas assez pris garde que le régime patiemment mis en place par Vladimir Poutine, s’il ne peut être qualifié de totalitaire au sens des critères communément admis, avait néanmoins acquis les caractéristiques d’un système dictatorial proto-totalitaire et qu’en conséquence, la logique des gens normaux n’y avait pas cours. Continuer la lecture

Triple menace

Les pays européens sont aujourd’hui confrontés à une triple menace. Une agression armée qui rappelle celle qu’ils ont subie il y a 75 ans de la part de l’Allemagne nazie, (les fondements idéologiques du nazisme et ceux du poutinisme sont certes différents, mais les méthodes sont très similaires). Une menace interne sur la stabilité des régimes démocratiques de la part de partis et groupes dont l’influence et l’emprise vont croissantes dans un certain nombre de pays  (lorsqu’ils ne sont pas déjà au pouvoir). Et, désormais, une menace multiforme de la part du pays allié même qui était, jusqu’à présent, considéré comme le pilier le plus solide du système de sécurité collective de l’après-guerre. Chacune des menaces réclame un traitement spécifique, aucune n’est moins dangereuse que les autres. Elles ont toutefois un point commun : le rejet des normes juridiques communément admises dans les démocraties et de la prévalence de l’État de droit. Continuer la lecture

Ukraine, un accord est-il possible ?

Dans quel état est la Russie ? Loin du rêve, et de l’objectif de restaurer à la Russie une grandeur mythique et largement fantasmée, de modifier  l’architecture de sécurité européenne selon ses vues et de bouleverser l’ordre mondial, Poutine a réussi le tour de force de ruiner son économie, de réveiller et de consolider une OTAN honnie, accusée d’être responsable de tous les maux de la Russie, et d’essuyer au bout de trois ans un échec militaire de plus en plus flagrant, au prix de pertes humaines considérables, dans un pays déjà en proie à un problème démographique sérieux et qui n’a rien de conjoncturel.

Un accord sur quoi ? Si l’on s’en tient à ce que l’on croit savoir des propositions américaines, il s’agirait d’établir un cessez le feu sur la base de la ligne de front, puis d’assurer une sorte de service après-vente dont les Américains ne seraient pas partie prenante. Ceci supposerait la mise en place, sous une forme ou une autre, d’une force de maintien de la paix que les occidentaux, et Européens en premiers, seraient invités à fournir et dont les Russes, du reste, ne veulent pas entendre parler.

L’idée même de fixer une ligne de cesser le feu pose problème. Continuer la lecture