Dans quel état est la Russie ? Loin du rêve, et de l’objectif de restaurer à la Russie une grandeur mythique et largement fantasmée, de modifier l’architecture de sécurité européenne selon ses vues et de bouleverser l’ordre mondial, Poutine a réussi le tour de force de ruiner son économie, de réveiller et de consolider une OTAN honnie, accusée d’être responsable de tous les maux de la Russie, et d’essuyer au bout de trois ans un échec militaire de plus en plus flagrant, au prix de pertes humaines considérables, dans un pays déjà en proie à un problème démographique sérieux et qui n’a rien de conjoncturel.
Un accord sur quoi ? Si l’on s’en tient à ce que l’on croit savoir des propositions américaines, il s’agirait d’établir un cessez le feu sur la base de la ligne de front, puis d’assurer une sorte de service après-vente dont les Américains ne seraient pas partie prenante. Ceci supposerait la mise en place, sous une forme ou une autre, d’une force de maintien de la paix que les occidentaux, et Européens en premiers, seraient invités à fournir et dont les Russes, du reste, ne veulent pas entendre parler.
L’idée même de fixer une ligne de cesser le feu pose problème.
Pour les Ukrainiens d’abord puisque le risque est évidemment de pérenniser ainsi une situation d’occupation d’une bonne partie de leur territoire qui s’éterniserait jusqu’à devenir permanente. Comment dans ces conditions justifier les sacrifices consentis jusqu’alors ? L’exemple de la Corée n’est à cet égard pas très encourageant.
Mais il est encore davantage problématique pour les Russes. Poutine peut-il sérieusement envisager de figer une situation qui amènerait à reconnaître qu’une partie des territoires qu’il vient solennellement d’incorporer à la Fédération de Russie lui échapperait, resterait sous le contrôle des Ukrainiens ? Et pire encore, comment accepter qu’une partie de la région de Koursk, territoire incontestablement et internationalement reconnu comme partie de la Fédération de Russie, puisse rester sous occupation ukrainienne ?
En figeant par avance les termes de la guerre : intégration dans la Fédération de Russie des oblasts de Donetsk, de Lougansk, de Kherson et de Zaporijjia (sans oublier la Crimée), Poutine s’est lui-même enfermé dans un piège. D’une certaine manière, il s’est condamné à atteindre les buts de guerre qu’il s’est fixés et rend extrêmement malaisée, sinon improbable, une transaction sur la base des « réalités » du terrain, que les Russes avaient pourtant eux-mêmes invité les Occidentaux à reconnaître à diverses reprises. En effet, contre quoi par exemple échanger la région de Koursk ? Contre un autre bout de la Fédération de Russie à Kherson ? Difficilement envisageable.
Le facteur sur lequel Poutine pouvait espérer jusqu’à présent était la hâte d’un Donald Trump pressé d’en finir avec un conflit qui ne l’intéressait pas ce qui aurait pu le conduire à se montrer conciliant envers les exigences russes. Mais la posture intransigeante de Poutine et l’absence de gestes qui auraient pu être interprétés comme une volonté russe d’entrer sérieusement dans des discussions débouchant sur un accord, paraissent avoir infléchi les dispositions de Trump, si toutefois celles-ci peuvent être correctement déchiffrées. En revanche, les déclarations réitérées du Président Zelensky par lesquelles il s’affirme disposé à explorer la possibilité de discussions sur un accord, contrastent favorablement avec l’attitude fermée de Poutine dont Donald Trump paraît maintenant douter de sa réelle volonté de de parvenir à un quelconque accord. Certes les déclarations habiles de Zelensky ont certainement un caractère tactique, car il est sans aucun doute bien conscient des dangers que recèleraient des discussions américano-russes sur le dos des Ukrainiens, mais elles le placent dans une position plus favorable, surtout si les discussions se révélaient finalement infructueuses. La réaction américaine pourrait être alors, comme l’a laissé entendre Trump de poursuivre l’aide américaine à l’Ukraine, ce qui à moyen terme, serait catastrophique pour la Russie qui n’aurait pas les moyens militaires et économiques suffisants pour assumer une prolongation indéfinie de la guerre, quoiqu’on ait pu dire sur la « résilience » présumée du peuple et de l’économie russes.
D’un autre côté, le régime poutinien, comme beaucoup de régimes autocratiques finissants, a besoin de la guerre qui devient la seule justification du régime lui-même en l’absence de résultats économiques qui faisaient pourtant partie des promesses d’origine (et qui d’ailleurs avaient commencé à produire des effets dans les premières années de l’arrivée au pouvoir de Poutine, au moins pour une partie de la population). L’armée russe exerce depuis ces derniers mois une pression extrême sur les principaux fronts, en partie dans la perspective du changement d’administration à Washington et d’un possible tournant de la guerre. Ce changement a eu lieu, est-ce que les termes de l’équation ont été modifiés pour autant ? Ce n’est pas certain. Jusqu’à quand l’armée russe pourra soutenir cet effort épuisant en hommes et en matériel pour de faibles gains si un improbable accord ne se matérialise pas ? Avec une économie dont la ruine n’est masquée que par la croissance démesurée du PIB consacré à la production de guerre, de quelles marges de manœuvre dispose encore le président russe ? Donald Trump, qui raffole des idées simples, a proposé récemment d’accélérer cette décrépitude de l’économie russe en baissant drastiquement le prix du pétrole. Outre qu’il n’est pas certain que l’Arabie saoudite et les principaux producteurs mondiaux le suivent, cette proposition se heurte à deux obstacles : d’une part le prix du baril ne saurait descendre en dessous du prix auquel l’extraction du pétrole américain, coûteuse, cesserait d’être rentable,[1] et d’autre part l’économie n’est pas la principale motivation de Poutine, qui a décidé cette guerre, rappelons-le, pour des motifs échappant à tout calcul rationnel. Confronté au réel, Poutine pourrait bien se satisfaire d’une rencontre avec Donald Trump qui aurait au moins le mérite, à ses yeux, de donner au monde et à lui-même l’illusion qu’il est l’égal du dirigeant du pays le plus puissant de la planète et que les beaux jours de Yalta ne sont pas morts. Et puis après ?
[1] Le coût moyen d’extraction du pétrole de schiste aux États-Unis tourne autour de 50 $ le baril (entre 30 et 60 selon les gisements), à comparer avec un coût moyen pour le pétrole saoudien entre 2 et 5 $ le baril. Le prix de vente du brut russe, sous sanction internationale, est fixé à un maximum de 60 $ le baril, mais est en réalité plus proche des 70 $ actuellement. Ce qui veut dire qu’en fait il serait difficile pour les États-Unis, sans se pénaliser eux-mêmes, de fixer un cours mondial nettement inférieur au cours de 60 $, en théorie déjà imposé au pétrole russe, et qui n’est d’ailleurs pas toujours respecté.
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