Décidément, depuis quelques jours, que l’on regarde à gauche ou à droite, on est au spectacle. Quelle mouche a donc piqué Eric Ciotti pour proposer tout à trac une alliance électorale avec le Rassemblement national ? Il ne peut y avoir que deux explications : ou bien, en proie à une bouffée délirante, il s’est convaincu d’être le parti Les Républicains à lui tout seul, ou bien il a raison, son analyse est correcte, la majorité des électeurs de la droite classique seraient d’accord pour voter avec le RN le moment venu. La réponse sera bien sûr dans les urnes, mais les premiers sondages, qui ne valent pas toutefois oracle, pourraient lui donner raison jusqu’à un certain point. Au-delà des circonstances vaudevillesques de son éviction éphémère par le bureau politique de LR réuni hors les murs pour cause de bunkerisation du siège du parti, on ne peut manquer de relever le parallèle des démarches à droite et à gauche qui reviennent en fait à s’aligner sur le bloc radical.
À première vue, le programme sur lequel les différentes composantes du « Nouveau Front populaire » se sont mises d’accord au forceps en quatre jours de discussions houleuses, pourrait sembler être considéré comme prenant en compte certaines lignes rouges posées par, notamment, Raphaël Gluckmann. La défense « indéfectible de l’Ukraine », la condamnation, claire cette fois, des massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre 2023, figurent bien en toutes lettres dans l’accord.
Mais cet accord, du moins en l’état actuel, paraît davantage un catalogue d’incantations et de promesses qu’un véritable programme de gouvernement, et il laisse trop de questions en suspens pour qu’on puisse le prendre pour argent comptant. Parce que, justement, de l’argent, il en est beaucoup question, mais énormément en dépenses et fort peu en recettes. Ce n’est certes pas en rétablissant l’impôt sur la fortune dans son état originel (car il n’a en fait jamais été supprimé comme on veut souvent le faire croire, mais seulement réduit à une assiette immobilière) que l’ensemble des mesures annoncées pourrait être financé.
Il laisse par ailleurs des blancs et des non-dits inquiétants. Sauf éclaircissements à venir, et il reste peu de temps, il n’est pratiquement pas question d’Europe. Sachant que LFI et les autres composantes de ce nouveau Front ont des positions radicalement opposées sur les différents aspects de la construction européenne, on ne peut que se perdre en conjectures sur ce que serait la politique européenne d’une majorité de gauche. Or l’avenir de la France est indissociable de l’évolution de l’Union européenne et il est crucial que la France puisse continuer à peser sur les orientations de l’Union. Car désormais il ne peut y avoir de politique nationale qui ne prenne en compte l’environnement politique, économique et réglementaire de l’UE. Des décisions qui conduiraient à une sortie de l’Union ou à une marginalisation de la France auraient des conséquences décisives et néfastes pour le pays. Garder le silence sur un aspect majeur de la politique du pays est irresponsable et peu honnête à l’égard des électeurs.
Un deuxième silence concerne la politique énergétique, et tout particulièrement l’avenir de la filière nucléaire, sur lequel il semble que le désaccord persiste. Aujourd’hui la plupart des partis, y compris écologistes, se sont ralliés à une solution accordant un rôle important, sinon prépondérant, au nucléaire pour répondre au défi de l’abandon des énergies fossiles dans le cadre de la transition énergétique. Là encore, il serait intéressant de connaître les solutions avancées dans la loi « énergie-climat » que le Front se propose de faire voter en cas de victoire.
Enfin, s’agissant de la fin de « brutalisation de la vie politique » réclamée par Glucksmann, la gestion pour le moins autocratique de la répartition des investitures, à l’exemple de l’éviction des membres historiques de LFI, Corbières, Garrido, Simonnet, laisse peu augurer d’une conversion à la collégialité, la concertation ou tout simplement la modération.
Enfin reste la question du nom du futur Premier ministre. Ce n’est pas anecdotique. On peut objecter que le Premier ministre n’est pas issu du suffrage universel direct, qu’il est nommé par le Président de la République et que, en quelque sorte, les citoyens sont habituellement mis devant un fait accompli. Sauf que la personnalité en question sous la cinquième République est en général issue d’une majorité dont on connaît les orientations et que le choix de la personne, même s’il n’est pas indifférent, ne remet pas fondamentalement en cause le programme sur lequel les électeurs se sont prononcés. Dans le cas présent, les positions des partis constituant le « Nouveau front populaire » étant pour le moins disparates, voire contradictoires, il n’est pas anodin, loin de là, de savoir si un éventuel futur gouvernement serait conduit par un Mélenchon ou une autre personnalité issue d’un parti plus modéré. Les partis se sont, semble-t-il, mis d’accord pour que celui arrivé en tête propose un candidat. Comme, sauf surprise, au vu de la distribution des circonscriptions, c’est LFI qui a le plus de chance d’obtenir le plus grand nombre de sièges à gauche, cela fournit implicitement une indication sur le choix de la personne qui dirigerait un hypothétique futur gouvernement Nouveau Front populaire. Mais cela irait mieux en le disant.
Pourquoi s’attarder sur la situation de la gauche, alors que l’on pourrait encore davantage démonter le programme irréaliste et fantaisiste du Rassemblement national qui présente sans doute un danger plus grand et plus immédiat pour la démocratie ?
Probablement parce qu’il est révoltant de voir encore une fois les dirigeants des partis représentant la gauche modérée, « de gouvernement » comme on disait il y a peu, en gros la social-démocratie, s’embourber dans des alliances contre nature avec une frange radicale, sectaire, sans avenir. Le sursaut électoral de la liste PS-Place publique aux européennes, même compte tenu du caractère particulier de ce scrutin, aurait pu jeter les bases de la reconstruction d’une gauche de gouvernement, crédible et en phase avec les problèmes de la France et de l’Europe dans le monde. Oubliant que dans l’alliance constituant le Front populaire en 1936, comme le programme commun en 1981, les sociaux-démocrates étaient hégémoniques et pouvaient alors dicter leurs conditions au parti communiste, est-ce qu’ils ont compris en avalisant la formation de ce « Nouveau front populaire » qu’ils n’y auraient d’influence qu’à la marge ?
Entre la peste brune et le choléra rouge, il existe un espace aujourd’hui suffisamment déverrouillé par le recul de la majorité présidentielle pour qu’une formation sociale-démocrate un peu imaginative puisse retrouver un rôle moteur. Les dirigeants des partis modérés paralysés par la peur de ne pas paraître suffisamment de gauche, enkystés dans des représentations d’un autre âge n’ont pas été à la hauteur de la situation. Dans l’élection prochaine le parti, socialiste gagnera probablement quelques sièges mais il est à craindre qu’avec cette alliance il soit une fois encore passé à côté de l’histoire.