Election de Donald Trump

C’est une défaite, nette et totale. Présidence, Chambre des Représentants, Sénat, Donald Trump contrôlera tous les pouvoirs constitutionnels, le parti démocrate n’ayant même pas réussi à tempérer la victoire du candidat républicain par l’obtention de la majorité au Sénat. Certes, les pouvoirs du président des Etats Unis ne sont pas aussi étendus que l’on se l’imagine en France, il n’empêche, cette domination républicaine dans les deux pouvoirs, et bientôt dans les trois avec la Cour suprême, donnera toute latitude au futur président pour mettre en œuvre son programme. Dans quelle mesure le fera-t-il ? Les réticences au sein même du parti sur nombre de mesures annoncées par Trump et l’épreuve de la réalité du pouvoir par le président peuvent, bien sûr, infléchir la politique flamboyante du candidat, mais il ne faudrait pas sous-estimer la volonté de Donald Trump d’imprimer sa marque personnelle sur l’Amérique, comme il l’a fait de manière obsessionnelle sur toutes ses entreprises. Il serait certainement illusoire de croire que Trump au pouvoir se laissera guider ou circonvenir par des professionnels de la politique, fussent-ils du parti qu’il représente mais qu’il n’a cessé d’étriller durant toute sa campagne.
Cette élection, c’est une évidence, ne concerne pas seulement les Etats-Unis, mais aussi le reste du monde et l’Europe en particulier. Contrairement à ce qu’ont pu avancer certains, le monde de l’après guerre froide n’était pas aussi chaotique qu’il le paraissait. Violent et sanglant, certainement, mais l’irruption du terrorisme islamique a partiellement occulté et brouillé la perception des lignes de force qui sous-tendent de manière permanente les relations internationales. Les acteurs qui pèsent ou vont peser sont clairement identifiés et la réintégration de la Russie dans le jeu international, même si pour le moment elle se manifeste de manière perturbatrice, n’est pas une donnée fondamentalement nouvelle. La politique de Poutine repose sur un certain nombre de fondamentaux qui ont guidé depuis des siècles les dirigeants de ce pays qu’ils soient russes ou soviétiques.
Dans ce contexte, quelles seront les conséquences du changement à la tête du plus puissant des acteurs du jeu international ? Paradoxalement, sur le plan stratégique, ce n’est pas tant ce que pourrait faire Donald Trump qui risque de modifier les rapports de force, que ce qu’il décidera de ne pas faire. Si Trump conduit les Etats Unis sur la voie d’un néo isolationnisme, ainsi qu’il a paru l’annoncer confusément, mais bruyamment, durant sa campagne, alors les conséquences risquent d’être lourdes pour les alliés des Etats Unis, que ce soit en Europe ou en Asie. Tout le monde a en tête sa mise en question de la justification pour les Etats Unis de défendre l’indépendance des pays baltes face à une agression russe, par exemple. Cela devrait donner à réfléchir aux citoyens de certains ex-pays de l’Est dont les dirigeants ont préféré jouer les Etats-Unis contre l’Union européenne. Le reste de ses déclarations a également de quoi inquiéter le Japon, Taïwan ou la Corée du Sud. Cela pourrait certes inciter les Européens à compter davantage sur eux-mêmes et à œuvrer en ce sens, mais, en attendant, un retrait des Etats de la scène internationale, même partiel, aurait pour effet de créer un vide déstabilisant que ne comblerait pas un partenariat improbable avec la Russie qui tournerait sans doute rapidement à un jeu de dupes.
Au plan économique, la remise en cause des traités de libre échange et des mécanismes existants de régulation du commerce international, quelque imparfaits qu’ils puissent être, ouvrirait aussi une période d’incertitude et de confusion qui aurait un impact certain sur le développement de l’économie mondiale.
On pourra objecter que ce n’est pas aussi simple et que même le pays le plus puissant de la planète ne peut modifier les règles d’un trait de plume. Sauf que l’exemple du Brexit, toutes proportions gardées, est là pour démontrer que ce qui paraissait impensable, il y a quelques mois, peut fort bien se produire en dépit de tous les raisonnements des experts.
Au-delà de ces questionnements sur l’avenir proche des relations internationales, l’élection de Donald Trump doit inciter à s’interroger sur la portée générale du phénomène qui vient de se produire.
Pour la première fois dans l’histoire récente, les Américains ont élu un personnage totalement dépourvu de toute expérience politique. Le cas d’Eisenhower, qui n’avait jamais eu de mandat électif est l’exception qui confirme plutôt la règle, l’exercice de ses fonctions de commandant en chef des armées alliées sur le théâtre européen lui ayant certainement donné une expérience des affaires publiques et des relations internationales au moins égale, sinon supérieure, à celles d’un gouverneur de l’Arkansas, par exemple. Dans le cas de Trump, ce qui aurait pu paraître comme un handicap a été utilisé, avec succès, comme une force de frappe redoutable : les élites, les experts ont failli, place à un homme neuf à la virginité politique intacte. Or cette stratégie et cette rhétorique ne sont ni nouvelles, ni originales. Cela fait des décennies, en Europe et aux Etats Unis, que ce message est diffusé tantôt de manière insidieuse dans les medias, tantôt de manière plus tonitruante par les dirigeants des mouvements radicaux de droite, comme de gauche, avec les nuances propres à leur positionnement. Marine le Pen et Jean-Luc Mélenchon ne disent pas autre chose. Or la décrédibilisation systématique de la classe politique, du système représentatif et des « élites » est un des leitmotivs favoris des forces antidémocratiques, avec toutes les conséquences néfastes que l’on a pu connaître dans le passé.
Dans ce contexte, comment un individu comme Trump, sans passé politique, dépourvu de la machine partisane qui fonctionne à plein régime dans les campagnes électorales américaines, a pu l’emporter aussi nettement sur son adversaire qui était de toute évidence mieux qualifiée et qui, en tant que femme, aurait dû bénéficier de l’avantage de la nouveauté ?
Il faut se rendre à l’évidence, comme le souligne Anthony J. Gaughan dans une intéressante analyse post-électorale : « Celebrity beats organization * ». Trump, l’homme à l’ego démesuré qui étale son nom partout depuis des années, l’homme de la télé réalité, n’a pas eu besoin de l’organisation de campagne sophistiquée de la candidate démocrate. Il n’a pas eu besoin, non plus, de recourir à des argumentations complexes. Ce que ses électeurs voulaient entendre, ce sont des mots simples et peu nombreux, des tweets. Il y a dans le cas de Trump la conjonction d’un double phénomène : une pipolisation du personnage politique et une réduction à l’extrême du message politique. Singularisation et transgression. Encore une fois, ceci n’est pas propre aux Etats-Unis. Le lecteur familier des commentaires en ligne ou des messages postés sur Twitter ou Facebook ne sera pas surpris. Cette production qui se chiffre en milliards chaque année se caractérise en majorité par un narcissisme débridé et une pauvreté de contenu souvent teintée d’agressivité. La réaction y prime la réflexion. Le contenu du message importe moins que sa mise en scène qui sera d’autant plus efficace qu’elle sera abrupte et transgressive. Trump a bien compris et intégré ce phénomène en limitant son discours à des attaques réductrices, non argumentées et des assertions à l’emporte-pièce. C’est de la politique en 140 caractères, et ça marche. Là encore, la démarche des contempteurs européens du « système » n’est guère différente, à peine plus policée et élaborée, différence de culture oblige.
Dans une élection marquée par une forte abstention, ce sont principalement les plus motivés qui se sont exprimés, il est probable que, globalement, le discours ambiant dénigrant le « système », les « élites », la « corruption », a joué en sens opposé selon les candidats. Il a galvanisé ceux qui étaient séduits par les diatribes populistes de Trump et a éloigné des urnes une partie de ceux qui auraient dû normalement voter pour Clinton. Le cœur de l’électorat de Trump, ce sont les ouvriers devant lesquels il n’a cessé d’agiter le chiffon rouge de la mondialisation et de l’immigration, les agriculteurs et les petits entrepreneurs. Mais les premières analyses des votes montrent bien que l’électorat de Trump s’étend bien au-delà du noyau dur des « blancs peu éduqués », jadis appelés « petits blancs » et désormais requalifiés en « blancs modestes ». Même si les femmes ont voté davantage pour Hillary Clinton, celle-ci n’a recueilli qu’un pourcentage à peine supérieur à celui d’Obama et nombre d’hispaniques qui partagent les mêmes catégories sociologiques que les « blancs », ont voté pour lui.
Cette sociologie électorale est, de manière très similaire, celle du Front National en France, Marine le Pen qui s’est empressée de féliciter chaudement le vainqueur, comme elle avait salué les résultats du référendum britannique, n’aura pas manqué de tirer des enseignements de cette campagne et de ses résultats.
Si, en ce qui concerne les relations internationales, on ne peut qu’attendre de voir quelles seront les premières décisions du nouveau président, il nous appartient bien à nous Européens de réfléchir sans tarder aux moyens d’éviter qu’une telle dérive ne se produise chez nous. Tous les ingrédients y sont présents. Gauche et droite confondues, médias et monde universitaire se sont ingéniés depuis des lustres à dénigrer un système politique et une organisation sociale, certes imparfaits et critiquables, mais qui assure tant bien que mal une qualité de vie en commun et de liberté qu’une bonne partie du monde peut nous envier, allant parfois jusqu’à justifier leur contestation radicale. C’est un mode de suicide politique lent, qui n’est pas sans analogie avec la contestation des années trente, dans un contexte heureusement différent. La suspicion entretenue de plus en plus systématiquement à l’encontre de toute institution et de toute autorité est perverse car loin d’être l’expression d’un esprit critique, elle en est la négation même. La critique requiert analyse et argumentation, la suspicion s’en dispense. Encore une fois, il ne s’agit pas de contempler béatement le monde tel qu’il est et de le trouver parfait. Tout système politique, toute organisation sociale est par nature imparfaite. Toute démocratie est et sera par nature imparfaite. Mais le système démocratique est le seul qui intègre dans sa nature même le principe d’évolution et de renouvellement. Veillons à le conforter intelligemment.

* theconversation.com/us, 9 novembre 2016

Laisser un commentaire