Préserver l’Europe

    Préserver l’Europe, contre tous ces bons esprits qui s’acharnent depuis quelques décennies, et plus encore récemment à ne trouver que des défauts, sinon des dangers, à cette construction si originale et tant porteuse d’espoir à son origine.
Ils n’ont pas de qualificatifs assez durs pour vilipender une Europe fantasmatique, accusée tantôt de technocratisme incontrôlé, tantôt de libéralisme débridé, tantôt d’ignorer les citoyens, tantôt de les poursuivre d’un zèle aussi abusif que tatillon. Raillée par les uns pour son impotence supposée, elle est dénoncée par les autres comme un dangereux autocrate sans visage. Certes, la critique a pu parfois être facilement justifiée lorsqu’elle s’est laissée aller à des surenchères régulatrices aussi inutiles que ridicules. Mais que pèsent les errements sur le camembert au lait cru ou sur la teneur en beurre de cacao, face aux immenses réalisations de cette entreprise unique en son genre ? Et pas seulement le tour de force d’avoir réussi à exister et à prospérer pendant 70 ans (l’Union soviétique n’en a pas fait autant), pas seulement d’avoir garanti la paix sur le continent pendant tout ce temps.
Si les bienfaits de l’aventure européenne ne se limitaient qu’à cela, ce serait déjà énorme, mais pourquoi ne parle-t-on jamais de ces milliers de règlement qui, loin d’entraver et de compliquer la vie des citoyens, l’ont, au contraire, rendue plus facile et plus sûre? On pourrait en citer des centaines et davantage, tant dans le domaine de la vie économique que de la santé, de l’environnement ou des libertés individuelles (quiconque a expérimenté les obstacles et labyrinthes administratifs auxquels se heurtait l’individu désireux de d’établir, voire de tout simplement circuler, dans les pays européens avant la création de l’espace communautaire sait de quoi il retourne).

    Tous les populismes prospèrent sur le rejet de l’Europe. Nul ne s’étonnera des charges anti européennes qui font partie du fonds de commerce de l’extrême droite, mais la gauche porte une lourde responsabilité dans la désaffection d’une partie de la population française envers l’idée européenne. La gauche de la gauche (est-on conscient de l’incongruité de cette appellation ?) tout particulièrement. Mais il est vrai que cette dernière n’a jamais vraiment adhéré à l’idée européenne, quand elle ne l’a pas violemment combattue, comme le parti communiste l’a fait pendant des années.
Le plus grave est sans doute qu’au sein des partis de gouvernement, à droite comme à gauche, les responsables politiques n’ont pas hésité à se servir à tout bout de champs du bouc émissaire européen pour courtiser les mécontentements les plus divers et les plus contradictoires. Et les médias, peut-être parce que critiquer fait paraître sérieux, n’ont pas été en reste. Certes, en France, l’Europe bashing n’a jamais atteint l’intensité, l’outrance et la vulgarité de ce qui a été pratiqué au Royaume Uni pendant des décennies, avec les conséquences que l’on sait. Mais la récurrence des discours négatifs, et la quasi absence d’antidote, a fait que ce venin a fait son chemin dans les esprits, instillant un doute, une méfiance et un désenchantement. Alors que dans la période difficile que nous traversons, l’horizon européen devrait constituer pour les peuples du continent un motif d’espoir, un référent positif commun, la construction européenne, que des années de discours plus ou moins malhonnêtes ont dévaluée, est ressentie comme un élément anxiogène supplémentaire.

    L’Union européenne s’est faite en se faisant, c’est même toute l’originalité de ce processus dont il n’y a aucun autre exemple dans l’Histoire. Et elle continue de se faire ainsi. Jadis les grands ensembles se créaient d’ordinaire par l’épée, très rarement avec l’assentiment exprès et authentique des peuples englobés. L’Europe s’est faite dans la paix, sans que l’on ait clairement demandé aux citoyens jusqu’où ils voulaient aller, c’est vrai. Mais la plupart des gouvernants ne le savaient pas non plus. En revanche, contrairement à ce qu’un discours très répandu voudrait laisser croire, elle ne s’est pas faite, et ne fonctionne pas, en dehors de tout processus démocratique. Les membres des parlements nationaux et du parlement européen qui contrôle la commission sont bien élus par les citoyens, et les gouvernants qui siègent au conseil sont bien responsables devant les citoyens par l’intermédiaire de leurs représentants dans les parlements nationaux. Certes, Bruxelles peut paraître parfois plus lointaine que Paris et les règles parfois différentes de celles auxquelles on est habitué, mais nous sommes toujours dans la démocratie représentative, système qui fonctionne plutôt pas trop mal dans nos bons vieux pays, n’en déplaise à tous ceux qui, aux deux extrêmes du spectre politique, plaident bruyamment pour une démocratie dite directe, sans intermédiaires, dont on sait ce que cela a donné dans les pays qui ont prétendu l’appliquer.
Depuis sa naissance, l’Union européenne, sous ses différentes appellations, a traversé bien des crises internes, affronté bien des menaces extérieures. A chaque fois, il n’a pas manqué d’esprits chagrins parmi les commentateurs pour prédire « l’implosion », « l’éclatement », « la désintégration » de l’ensemble européen.
Lorsque l’UE peine à mettre fin au conflit de l’ex-Yougoslavie, on y voit une démonstration de son « impuissance » intrinsèque. (Personne d’ailleurs n’a alors songé à faire remarquer que l’Union européenne n’avait pas été créée pour agir en gendarme du continent, ni à rappeler que précisément en comparaison du conglomérat Yougoslave, l’UE constituait un ensemble où il faisait tout de même bon vivre.)
La crise financière de 2008, née aux Etats-Unis, secoue le monde, les mêmes commentateurs, ou leurs clones, agitent la disparition prochaine de l’Euro (il se porte toujours très bien) et peu font remarquer que l’Union, malgré la réelle lourdeur de ses procédures et les intérêts parfois contradictoires de ses membres, fait alors preuve d’une réactivité et d’une efficacité qui évite probablement à ses citoyens de connaître une crise qui aurait été autrement certainement beaucoup plus douloureuse.
Les Britanniques votent en faveur de la sortie de l’Union ? Le Monde titre « La commission tétanisée (*) ».

      On pourrait ainsi multiplier les exemples de cet acharnement à dénigrer la construction européenne et lui dénier toute efficacité. Que les complotistes de droite et de gauche la rejettent en bloc, coupable à leurs yeux, soit de dissoudre les nations, soit de n’être qu’un faux nez du grand capital, ils sont dans leur rôle et n’en changeront pas. Mais tous les autres, qui pourtant proclament la main sur le cœur leur attachement à l’idée européenne, tout en restant vague sur ce qu’ils entendent par-là, pourquoi ce travail de sape ?
Il n’est pas à la mode de professer un optimisme raisonnable. Il est vrai que le spectacle du monde nous offre tous les jours la vue du sang et des souffrances de populations entières. Faut-il pour autant arborer en toutes circonstances une mine de carême et s’auto flageller sous le prétexte que notre Europe se construit lentement et ne résout pas tous les problèmes du monde? Ceux qui la dénigrent feraient mieux de regarder le chemin parcouru et ne pas oublier qu’à l’origine de la construction européenne, il y avait cette idée que cette aventure serait exemplaire et qu’elle avait vocation non seulement à apporter la paix et le bien-être aux citoyens des pays membres (ce qu’elle a fait quoiqu’on puisse en dire), mais à montrer aux autres pays qu’il existait d’autre voies que celles des conflits armés, même entre ceux qui s’étaient affrontés avec le plus de violence. Cet acquis et cet idéal restent intacts. L’Europe doit faire notre fierté, elle ne mérite pas qu’on en parle en baissant la voix ni qu’on la mette en danger pour servir à des calculs et des ambitions subalternes.

(*) La « tétanisation » semble être un des maux les plus récurrents de l’Union européenne, puisqu’à en croire une liste à la Prévert des titres de medias pris au hasard ces dernières années, elle en a été frappée, non seulement « face au Brexit », mais encore « face au referendum néerlandais », « face au Front National », « face à Erdogan », « face au pantouflage de Barroso », et « face à la crise des migrants », liste non exhaustive bien entendu.

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